Enseignement

«Acquérir le savoir et le savoir-faire ne suffit plus, nos étudiants ont besoin de savoir-être»

À la tête du ministère de l’Éducation nationale, de la formation professionnelle, de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique depuis près de cinq mois, Saïd Amzazi revient dans cet entretien accordé au «Matin» sur les principales actions menées par son département pour l’instauration d’une nouvelle gouvernance de l’enseignement supérieur et relancer la recherche scientifique. Il évoque également l’inadéquation de la formation et de l’emploi et les moyens d’y remédier.

Saïd Amzazi.

05 Juillet 2018 À 12:30

Le Matin : Quel bilan faites-vous de votre travail depuis cinq mois à la tête du ministère de l’Éducation nationale, de la formation professionnelle, de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique ?
Saïd Amzazi
: J’ai eu le privilège, avant d’investir ma fonction de ministre de l'Éducation nationale, de la formation professionnelle, de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique, d’être le président de l’une des universités phares de notre pays durant 3 années, ce qui m’a permis durant tout ce temps d’être au premier plan pour identifier et saisir pleinement toutes les contraintes et les faiblesses qui impactent l’enseignement supérieur et la recherche scientifique au Maroc. J’ai donc pu, dès mon arrivée au ministère, lancer plusieurs actions qui étaient réalisables dans l’immédiat et m’atteler à mettre en place celles qui demandent une démarche plus attentive.
À titre d’exemple, partant du principe que nos universités doivent s’impliquer davantage dans la formation des enseignants, une lettre a été envoyée en mars dernier à toutes les universités publiques afin de les inciter à mettre en place dès la rentrée prochaine des «filières universitaires d'éducation» de 3 ans qui seront complétées par 2 années de formation dans les Centres régionaux aux métiers de l'éducation et de la formation (CRMEF) et qui devront être opérationnelles dès la rentrée prochaine.
Sur le plan pédagogique, face aux taux d’échecs importants des étudiants au sein des filières à accès ouvert, il nous a paru urgent de réfléchir à une meilleure orientation de ces derniers, partant du constat que leurs choix de filières se faisaient le plus souvent sur des critères très subjectifs. Nous sommes en train de mettre en place une plateforme numérique d’orientation post-bac, qui sera testée dès l'année prochaine dans un certain nombre d’établissements puis généralisée ensuite à l’échelle nationale. De cette façon, les bacheliers pourront choisir leur filière de façon plus objective, sur la base de leurs acquis et de leurs compétences, et limiter le risque d’abandon ou d’échec dans les premières années de licence. Il s’agit en fait d’une «orientation active», puisque notre but n’est pas de sélectionner certains étudiants et d’en écarter d’autres à l’entrée de l’université, mais plutôt d’orienter chaque bachelier vers la filière où ses acquis et ses aptitudes lui donnent le plus de chance de réussite.
Concernant les filières à accès régulé, nous avons également débloqué d’importants moyens financiers et humains afin d’augmenter, dès la rentrée prochaine, le nombre d’étudiants au sein de ces dernières de 30%, notamment au sein des Facultés de médecine et de pharmacie, des Écoles d’ingénieur, des Écoles nationales de commerce et de gestion, des Écoles supérieures de technologies et des Facultés des sciences et techniques.
Sur le plan de la recherche scientifique, nous avons signé en avril 2018 avec l’Union européenne une convention qui a permis au Maroc d’intégrer les 1  pays membres du Programme PRIMA, qui consacrera 50 millions d’euros par an pendant 10 ans à la recherche en matière de gestion de l’eau, des systèmes agricoles et des chaines agro-alimentaires, ce qui représente une formidable opportunité pour nos chercheurs qui travaillent sur ces thématiques de décrocher des financements très conséquents. Nous avons également décidé d’accorder une importance toute particulière à la recherche en Sciences humaines et sociales (SHS) en débloquant pour la première fois un budget de l'ordre de 30 millions de dirhams, destiné en exclusivité aux projets de recherche dans ces disciplines.
Enfin, en matière d’infrastructures, en attendant que notre projet en cours de restructuration du paysage universitaire marocain en fonction des régions aboutisse, deux nouvelles cités universitaires ont vu le jour à Safi et El Jadida, et une enveloppe de 220 millions de dirhams a été consacrée à l’édification d’un campus universitaire à Al Hoceïma. Il comprendra notamment une Faculté polydisciplinaire et une cité universitaire d’une capacité d’accueil de 1.400 lits. Bien entendu, en parallèle, nous continuons à travailler sur les grands chantiers de réforme de notre système universitaire, comme la concrétisation de l’autonomie des universités, les simplifications des procédures liées aux engagements des financements de la recherche ou encore l’institutionnalisation des partenariats université-collectivités territoriales et université-entreprises. Un vaste chantier pour lequel nous bénéficierons de l’appui d’un projet de jumelage avec l’Union européenne intitulé «Appui au système de l’enseignement supérieur au Maroc». Lancé en avril dernier, ce projet vise à mettre en place une meilleure gouvernance des universités marocaines et une meilleure employabilité de nos diplômés. Déjà, à titre d’exemple, nous achevons à l’heure actuelle une procédure d’harmonisation et de synchronisation entre les mandats des présidents d’université et ceux de leurs chefs d’établissement afin que tout projet d’université devienne celui de toute une équipe dirigeante.

Plusieurs études mettent en garde contre l’inadéquation entre l’offre de formation et les besoins du marché du travail. Comment expliquez-vous cela ? Que préconisez-vous pour y remédier ?
Tout d’abord, il faut prendre conscience du fait que l’inadéquation entre l’offre de formation et les besoins du marché du travail n’est pas une spécificité marocaine. C’est une tendance universelle, qui résulte des profondes mutations que connaît le monde contemporain dont les exigences en matière d’emploi évoluent à une vitesse telle qu’en quelques années, de nombreux métiers disparaissent tandis que d’autres font leur apparition. Dès lors, les universités tentent de s’adapter à ces nouvelles donnes, mais avec des formations qui durent en moyenne 3 à 5 ans et qui sont généralement ré-accréditées tous les 4 à 5 ans, leur rythme est forcément plus lent, ce qui limite leur réactivité ainsi que leur capacité d’adaptation au marché du travail. 
Il est donc capital de mettre en place un système de veille très performant, capable de nous renseigner en permanence sur le marché de l’emploi et ses tendances nationale et internationale, afin que les universités puissent anticiper sur l’employabilité de leurs futurs lauréats soit en actualisant leurs filières de formation, soit en en créant de nouvelles. 
Il faut donc être très réactif à ce point et accélérer le turn-over de nos offres de formation. Comment en effet continuer à tolérer que certaines de nos filières nationales n’aient pas évolué en contenu depuis plusieurs années ! Désormais, le taux d'insertion dans le marché du travail des lauréats d’une formation donnée doit être le principal paramètre à prendre en compte dans la ré-accréditation de cette formation.

 Quels leviers comptez-vous actionner pour satisfaire les besoins affichés en termes de compétences ?
Une récente étude européenne est très révélatrice sur cette question des compétences recherchées. Elle a montré que les employeurs sont 61% à accorder une première place dans leurs exigences à l’adaptabilité, 48% à la positivité et à la créativité contre seulement 19% qui considèrent que les compétences techniques de leurs jeunes recrues sont le critère le plus important. 
Voilà notre feuille de route ! Acquérir le savoir et le savoir-faire ne suffit plus, nos étudiants ont besoin de savoir-être. Car, comme le dit si bien l’adage «un élève n’est pas un vase que l’on remplit, mais un feu qu’on allume». Ce savoir-être se décline en une multitude de compétences allant de la communication à la culture générale, en passant par l’esprit d’équipe, la créativité ou encore la capacité d’adaptation. C’est ce que l’on a l’habitude de résumer sous l’anglicisme «soft skills», et ce sont ces compétences transversales qui doivent désormais occuper un volume très conséquent au sein des cursus universitaires, disons le tiers du volume horaire par exemple pour le niveau Master, si nous souhaitons réellement que nos lauréats correspondent davantage aux profils recherchés sur le marché du travail et surtout qu’ils puissent y évoluer au fil de leur carrière.
Un rapport du Haut Commissariat au Plan (HCP) relève que le taux de chômage des lauréats de la formation professionnelle culmine à 24,5% contre 16% pour ceux de l’enseignement général. Quelle analyse vous inspirent ces chiffres ?
C’est là effectivement un constat très préoccupant pour les filières de formation professionnelle, censées justement destiner leurs lauréats immédiatement au marché du travail, d’autant plus que les chiffres du HCP montrent qu’au sein même de ces filières, plus la qualification augmente plus les risques de chômage et de déclassement augmentent également. De même, les diplômés de la formation professionnelle ne représentent que 9,8% des actifs occupés contre 38% de diplômés de l'enseignement général. Il faut savoir que le ministère a déjà lancé, il y a quelques mois, un projet très prometteur intitulé «Kafaat Liljamia», en partenariat avec le British Council et l’Agence espagnole de coopération internationale pour le développement (AECID) pour une durée de trois ans (2017-2020), en partant du principe que les besoins en emplois ne sont pas toujours identiques d’une région à l’autre. Il s’agissait donc de proposer un nouveau modèle de gouvernance du système de formation professionnelle qui soit régional et plus axé sur le marché du travail local. Ce modèle est déjà opérationnel dans les régions de Tanger-Tétouan-Al Hoceïma et de l’Oriental.

Lors d’un Workshop abordant la recherche et la valorisation scientifique en Sciences humaines et sociales (SDH) au Maroc, vous avez lancé pour la première fois un appel à projets dédié exclusivement aux SHS. Pourriez-vous nous en dire plus ?
Force est de constater qu’à l’heure où la société marocaine connaît des mutations historiques, avec par exemple des revendications sociales plus marquées et qui revêtent des formes nouvelles articulées autour des réseaux sociaux, les SHS sont devenues déterminantes pour comprendre ces mutations et leur apporter une réponse. Il nous faut donc impérativement repenser la formation et la recherche universitaires en SHS, et je pense par exemple à tout ce que pourrait apporter un rapprochement de la sociologie et du droit avec les neurosciences pour répondre à la problématique de la violence et de la délinquance, ou encore avec les sciences de l’environnement pour trouver des solutions à la question du développement durable et du réchauffement climatique. De même que les enseignants chercheurs auraient tout à gagner à publier davantage dans des revues internationales indexées plutôt que de se contenter de publications dans des revues nationales portant presque exclusivement sur des thématiques marocaines. La recherche en SHS doit s’ouvrir sur le monde, car beaucoup des grandes questions socio-économiques ou politiques contemporaines sont d’envergure internationale et communes à de très nombreux pays. Voilà pourquoi nous avons décidé de donner un véritable coup de pouce à la recherche en SHS en lançant pour la première fois au Maroc un appel à projets national exclusivement dédié aux SHS et financé par une enveloppe conséquente de 30 millions de DH, sachant que les meilleurs projets retenus pourront se voir octroyer jusqu’à 1 million de DH. Les thématiques ciblées par ce programme sont nombreuses et je citerais à titre d’exemple l'identité, les valeurs et le dialogue des civilisations, les relations maroco-africaines, la technologie de l'information et de la communication et les mutations sociales, la compétitivité et la performance des entreprises, ou encore les évolutions juridiques et législatives liées à la famille et l'approche genre. 

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