Économie

Deux approches stratégiques pour gérer une triple contrainte

Par Nabil Adel Nabil Adel est Chef d'entreprise, chroniqueur, essayiste et enseignant-chercheur à l'ESCA - École de Management.

Le banquier est constamment en train de jongler entre la contrainte d’augmenter ses marges (qui ne peut se faire qu’en augmentant le volume de crédits qu’il distribue) et la contrainte d’assurer le recouvrement de ces prêts majorés d’intérêts (qui ne peut se faire qu’en contrôlant le volume de crédits qu’il distribue).

23 Mai 2018 À 17:25

La banque est un secteur qui demeure peu ou plutôt mal connu du grand public. On sait qu’elle prête de l’argent et qu’on y dépose notre épargne. Si c’est vrai que cela est la principale activité d’une banque (dépôts et crédits), la gestion de la triple contrainte d’augmenter les profits pour ses actionnaires, de sécuriser l’argent de ses clients et de financer l’économie nationale est beaucoup plus facile à dire qu’à faire. Quelles stratégies adoptent les banquiers pour fermer ce triangle ?

 

Un métier pas comme les autres
Dire que le risque est la matière première et le produit fini d’une banque, c’est enfoncer des portes ouvertes, tant celui-ci est indissociable du métier du banquier. Ce dernier n’est, in fine, qu’un intermédiaire entre des agents économiques ayant des excédents d’épargne (qui lui prêtent de l’argent souvent sans intérêts au Maroc) et d’autres agents ayant des besoins de financement (à qui il prête à son tour, mais toujours avec intérêts). Ainsi, plus l’écart est élevé entre ce coût d’acquisition de l’argent et les revenus générés par sa vente, plus la marge du banquier est importante et plus il gagne de l’argent. Cette marge dite d’intermédiation est la principale source de son profit. Mais les banques ont un autre souci, et c’est peut-être le plus important, à savoir celui de se faire rembourser cet argent qu’elles ont prêté et qui ne leur appartient finalement pas. D’autant plus qu’en cas d’insolvabilité de leurs débiteurs, leurs fonds propres ne couvrent au mieux que 12% de leurs engagements. Le banquier est, par conséquent, constamment en train de jongler entre la contrainte d’augmenter ses marges (qui ne peut se faire qu’en augmentant le volume de crédits qu’il distribue) et la contrainte d’assurer le recouvrement de ces prêts majorés d’intérêts (qui ne peut se faire qu’en contrôlant le volume de crédits qu’il distribue). Tel est le paradoxe du banquier.

Deux stratégies s’affrontent
Pour assurer ce jeu d’équilibriste, les banques recourent à deux stratégies mutuellement exclusives. La première est celle des banques très regardantes sur la qualité de leur portefeuille, privilégiant la solvabilité des débiteurs à leur nombre et aux volumes de crédits distribués. Autrement dit, elles préfèrent rater plusieurs bonnes affaires plutôt que de tomber sur une mauvaise affaire. 
Ainsi, leur processus d’octroi de crédit est plus long, car l’étude des dossiers est plus approfondie et exige beaucoup plus de garanties. Elles seront donc plus sensibles à la surface financière du demandeur de prêt et à la régularité de ses revenus, qu’à la qualité du projet qu’il porte. En contrepartie de cette prudence pénalisante pour les clients (en termes de délais et de documents à préparer), elles doivent céder, dans un environnement concurrentiel, sur les conditions financières du crédit (taux, frais et commissions, etc.). 
La seconde stratégie est celle des banques agressives portées sur la taille du portefeuille et accessoirement sur sa qualité. On les appelle les «usines à crédits». Leur approche part du postulat suivant. Plus je distribue de crédits, plus j’en apprends sur le risque en tant que métier et plus j’arrive à distinguer les bons débiteurs des mauvais. Dans cette configuration, la banque devient une centrale de connaissances et de management des risques, plutôt qu’un simple prêteur sur gages. L’autre raison à cette stratégie est que, plus la banque distribue de crédits, plus elle noie les mauvais débiteurs dans un océan de clients solvables, réduisant ainsi leur impact financier sur ses marges et sa solvabilité. La troisième raison explicative de cette approche est que le crédit, surtout à long terme, est un produit fidélisant pour une banque. Elle peut utiliser le pouvoir de pression que lui procure son statut de prêteur pour placer d’autres produits plus lucratifs auprès de son client (monétique, assurances, placements, conseils, opérations à l’international, etc.). La décision d’octroi du crédit ne s’appuie, dans ce cas, plus sur les garanties de l’emprunteur (même si on peut toujours lui en demander), mais sur des modèles d’évaluation du risque fondés sur une bonne connaissance des clients, elle-même, rendue possible par l’importance de la taille du portefeuille. 
Les deux atouts stratégiques de la banque deviennent les modèles mathématiques d’appréciation des risques et la taille du portefeuille clients. Dans cette quête de constitution de ces avantages compétitifs, ces banques seront plus agressives dans l’extension des réseaux d’agences, dans le marketing direct (au niveau de l’agence) et dans les délais de traitement des demandes de financement. 


Quelles stratégies pour les banques au Maroc ?
Au Maroc, cette différenciation stratégique se fait toutes proportions gardées, en fonction de la nationalité des actionnaires, surtout si on prend comme échantillon d’analyse les banques cotées à la Bourse des valeurs de Casablanca. Ainsi à l’examen des résultats et des communiqués de presse, les banques à capitaux étrangers adopteraient plus la première approche prudente et sélective de crédits. Cela se voit dans le rythme de croissance modéré (voire négatif) de leurs produits nets bancaires (PNB) et dans leur maillage du territoire en termes d’agences (on a même vu des fermetures d’agences de la part de filiales de multinationales bancaires). Leurs délais d’octroi de financement sont plus longs et plus documentés. 
En revanche, les banques à capitaux marocains adopteraient la deuxième stratégie. Elles sont plus agressives tant en matière d’extension du réseau d’agences (première source de croissance au Maroc) que de délais de traitement des dossiers. Les taux de croissance de leurs PNB sont plus élevés que leurs homologues étrangères même si elles sont de tailles beaucoup plus importantes. Quelle que soit la stratégie adoptée par une banque, celle-ci demeure pertinente tant qu’elle satisfait ses actionnaires, protège ses clients et ne cause pas de dégâts à la communauté. Car ce qui est bon pour la banque n’est pas forcément bon pour l’économie. En revanche, ce qui est mauvais pour la banque l’est forcément pour l’économie. 

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