Économie

Ce n’est pas ce qu’on pensait, c’est pire !

La lutte contre l'économie de rente est un slogan qui revient souvent dans le discours public. La presse en a fait un sujet de polémique et le citoyen attribue tous ses malheurs à cette fameuse «rente». Les réseaux sociaux s’enflamment contre certaines situations et s’organisent même pour tenter d’y mettre fin. Paradoxalement, à aucun moment nous ne trouvons une définition claire à cette notion à laquelle chacun donne une signification particulière. Or l’économie de rente est loin d’être ce que nous pensons et elle est beaucoup plus présente que nous le croyons. C’est même l’essence de toute économie moderne de marché.

La rente se produit quand on gagne de l'argent indépendamment du risque pris.

25 Avril 2018 À 18:14

La rente est beaucoup plus répandue qu’on ne le pense
Avant de définir l'économie de rente, commençons par définir la rente en économie. Dans un marché efficient (qui n'existe malheureusement que dans les modèles élaborés en laboratoires d'économie), tout investisseur dans un secteur ne gagne que son coût du capital ; le coût du capital étant le taux de rentabilité qui rémunère son risque. Toute rentabilité excédentaire est une rente. Simplifions davantage, il est établi que la rentabilité et le risque sont corrélés. En d'autres termes, plus on prend des risques, plus on espère gagner de l'argent. La rente est la situation où ces deux paramètres ne sont plus liés. Elle se produit quand on gagne de l'argent indépendamment du risque pris. Dans le jargon économique et financier, on lui a trouvé des noms moins hideux pour mieux la faire passer. On l'appelle aujourd'hui, «création de valeur», «Economic value added» ou encore «profit économique». Elle constitue le critère le plus populaire d'appréciation de la performance d'une entreprise depuis une vingtaine d'années. Ainsi, la rente que tout le monde veut éradiquer n'est autre que la sacrosainte création de valeur ; mesure suprême de la réussite dans les affaires. Il n'est pas un rapport annuel, une stratégie, un discours de PDG où celle-ci n'est pas utilisée au moins autant de fois que les points et les virgules. L'économie capitaliste est par essence une économie de rente. Cette dernière n'est pas à confondre avec les passe-droits en économie. Dans une économie efficiente, la libre circulation des capitaux, l'accès immédiat à l'information, la flexibilité des marchés et l'absence de barrières à l'entrée et à la sortie d'un secteur font que toute apparition de situation de rente attire la concurrence, ce qui se traduit par une baisse des prix de vente, une augmentation des coûts (plus de publicité, exigences salariales...) et in fine par la disparition de cette rente. Toute situation de rente est condamnable, car elle traduit un dysfonctionnement du marché et une allocation inefficiente des ressources. Les lois de la concurrence doivent éviter toute entente entre les producteurs dans un secteur devant aboutir à la constitution de ces situations de rente. En effet, celles-ci sont préjudiciables à toute l’économie et non seulement aux consommateurs, car elles aboutissent à une concentration des richesses et à un creusement des inégalités. 

… c’est juste sa nature qui diffère
Toutefois, nous pouvons isoler deux types de rentes dont les effets sur l'économie sont différents et nécessitent, par conséquent, des approches dissemblables :
• La rente acquise ou encore la «rente de situation» est la situation où une entreprise tire profit d’un avantage que lui procure un dysfonctionnement permanent des marchés par action externe. Il s’agit typiquement des situations de monopole ou celles des entreprises évoluant dans des secteurs protégés de toute concurrence ou faisant l’objet d’une entente entre les producteurs. La rente acquise est, dans ces cas, définitive. Les entreprises de cette catégorie, bien que pouvant créer de la valeur pour leurs actionnaires, pénalisent leurs clients et jouissent injustement d’une situation avantageuse à laquelle les autres entreprises n’ont pas droit. 
• La rente conquise, en revanche, est la situation où les dirigeants arrivent à maintenir un niveau de rentabilité de leur investissement supérieur au coût du capital, grâce à des efforts de gestion. 
Cette rente conquise est, elle-même, subdivisée en deux sous-catégories. Les rentes conquises de croissance correspondent à des situations où certaines entreprises réussissent, en innovant, à offrir à leurs clients des produits et/ou services supérieurs aux concurrents et pour lesquels ils sont prêts à payer un prix plus élevé. 
Les rentes conquises d’économie correspondent à des situations où certaines entreprises réussissent, en innovant, à mettre en place des processus efficients de maîtrise des coûts, offrant à leurs clients des produits et/ou services comparables aux concurrents, à des prix moins chers. Dans les deux cas, ces entreprises permettent à leurs actionnaires une rentabilité supérieure au coût du capital, jusqu’à ce que la concurrence rattrape son retard et élimine cette rente. La rente conquise est donc provisoire. Elle est l’expression des dysfonctionnements momentanés des marchés.

… et donc le traitement à administrer
Dans le premier cas de rente acquise, cette situation doit être purement et simplement supprimée par l’État. Dans le deuxième cas, en l'absence d'une autorégulation par le marché permettant une réallocation optimale des capitaux et pour éviter que la rente ne soit concentrée entre les mains d'une minorité, générant de grandes inégalités sociales, l'État doit agir pour assurer l'optimisation du circuit économique, à travers deux actions. 
La première est un contrôle des prix de vente des biens et services pour les ramener à un niveau qui élimine la constitution de la rente, notamment pour les biens de consommation de base, l'immobilier, les médicaments, etc. la seconde est d’imposer fortement celle-ci et injecter le produit directement dans le budget de l’investissement du pays. 
La rente est par essence mauvaise, car il s'agit d'un Frankenstein de l'économie, un être déformé et maléfique. Ses coûts pour la compétitivité de l'économie nationale et la cohésion sociale dépassent de loin ses «possibles» bienfaits pour quelques actionnaires ! 

Par Nabil Adel 
Nabil Adel est Chef d'entreprise, chroniqueur, essayiste et enseignant-chercheur à l'ESCA - École de Management.

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