Économie

Les facteurs de fragilité qui dérangent

Par Nabil Adel Nabil Adel est Chef d'entreprise, chroniqueur, essayiste et enseignant-chercheur à l'ESCA - École de Management.

L'automobile représente, à elle seule, le quart des primes de tout le marché marocain des assurances et presque 75% de ses profits.

11 Avril 2018 À 18:57

Pendant deux jours, à l’occasion des Rencontres de Casablanca de l’assurance, on nous a fait rêver. Lors de ce rendez-vous annuel, des intervenants de très haut niveau nous ont parlé de ce que sera l’assurance demain. Ils ont exposé avec force les différentes mutations que connaîtra cette industrie dans les prochaines années. Entre grandes menaces et prometteuses opportunités, le secteur des assurances changera profondément dans une décennie tout au plus. Mais dans un secteur où le profit dépend étroitement de la générosité de la réglementation, les assureurs marocains risquent d’être plus des spectateurs que des acteurs dans cette histoire qui s’écrit sous leurs yeux. Regrettable ! 

Les facteurs de fragilité sont là
En 1995, l’économie marocaine fut traumatisée par la décision des autorités de tutelle de mettre en liquidation 5 compagnies d’assurances devenues défaillantes. Les raisons variaient entre mauvaise gestion et forte exposition en automobile (eh oui, à l’époque les intermédiaires se cachaient pour ne pas vendre cette assurance, tellement elle était déficitaire !). À peu près dix ans plus tard, le sauvetage d’une autre compagnie s’est opéré in extremis par une fusion-absorption, financée par une contribution du fonds de solidarité des assurances, et ce, sous forme de crédit sans intérêts de 800 millions dirhams. Quelque temps après, les autorités de contrôle ont failli retirer l’agrément à une mutuelle spécialisée, en raison d’irrégularités et gestion et d’insuffisance dans la constitution des réserves techniques (dettes vis-à-vis des assurés). Elle ne dut son salut qu’à un plan de redressement qui courra jusqu’en 2021, financé là aussi par le fonds de solidarité des assurances.
À aujourd’hui, les autres assureurs ne doivent leur survie qu’à la taille de leurs actifs financiers et, surtout, à la générosité de la prime que paient les assurés en responsabilité civile automobile. Il s’agit, en fait, d’une assurance obligataire (devant être assimilée à de la parafiscalité) où tous les assurés paient la même prime, quelle que soit la compagnie, sans qu’il y ait soupçons d’entente sur les tarifs. Cette branche a généré en 2016, 8,5 milliards de dirhams de primes et 3,2 milliards de dirhams de bénéfices avant impôts, soit un taux de marge de 37,6%. Qui dit mieux ? Elle représente, à elle seule, le quart des primes de tout le marché marocain des assurances et presque 75% de ses profits. Sans cette généreuse vache à lait, le secteur aura certainement un visage différent du sien aujourd’hui. À titre de comparaison, en Chine il est interdit de faire du profit sur cette branche, car elle est obligatoire. Imaginons une telle situation chez nous et son impact sur la survie de la plupart de nos assureurs. La prime d’assurance automobile au Maroc est deux fois plus élevée qu’en Tunisie et aussi chère qu’en France !

Et les raisons de fragilité aussi
Pendant deux jours, on a parlé du nec plus ultra technologique et d’avancées scientifiques majeures. Tout y était : intelligence artificielle, big data, robotisation, «internet of things», blockchain ou encore innovation disruptive. Mais un secteur qui ne dispose même pas de bases de données statistiques et de modèles mathématiques pour élaborer ses propres tarifs doit certainement mettre de l’ordre dans ses priorités, avant d’aborder ces concepts avancés. Autrement, c’est de la fuite en avant et du déni des réalités. Et pour cause, en 2018 et après plus de 10 ans de libéralisation des tarifs, les assureurs marocains sont encore incapables d’élaborer des primes sur des bases techniques, ce qui est tout de même le rudiment du métier d’assureur depuis plusieurs siècles. Ils continuent à appliquer soit de vieux tarifs français ou à faire des réductions de x% sur la base du tarif du concurrent. En automobile, c’est un tarif de marché qu’ils appliquent tous. Fin de l’histoire. De même qu’en assurances-vie, tous les tarifs et les engagements des assureurs marocains sont calculés à partir d’une vieille table de mortalité française ! En 2018, le Maroc n’a pas encore ses propres tables de mortalité (instrument indispensable en assurance qui permet de suivre les décès, les survies et l’espérance de vie au sein d’une population). S’agissant de la solvabilité des compagnies d’assurances (grand sujet de préoccupation des autorités de tutelle partout dans le monde), c’est la même rengaine. On s’appuie sur des formules standards élaborées sous d’autres cieux (souvent en France), sur la base d’historiques d’insolvabilité propres à ces environnements et on vient les appliquer aux assureurs marocains. Autant dire que la capacité de ces formules à prévoir correctement les cas d’insolvabilité chez nous tend vers 0. Et après on s’étonne de découvrir de nouveaux cas de défaillances tous les 5 à 7 ans. Le cas de l’assurance n’est pas isolé, c’est une micro-représentation de notre attitude dans tous les secteurs. On se contente de copier sans comprendre pour au moins adapter à notre contexte. Mais cela fait longtemps qu’on ne demande même plus d’innover. Et pourtant, ce ne sont pas les talents qui manquent, c’est leur usage à bon escient qui fait défaut.
Ce sont là des facteurs de fragilité sur lesquels doivent se pencher autorités de tutelle et assureurs de toute urgence. Rien n’empêche, en effet, les compagnies d’assurances de se projeter dans l’avenir et de s’inspirer de ce qui va marcher. C’est même une obligation managériale, mais en parallèle il faut asseoir le secteur sur des bases solides. Car quand bien même on a la technologie, sans données fiables, modèles robustes et capital humain bien formé, elle devient un simple gadget. Ni plus ni moins. 

 

Copyright Groupe le Matin © 2024