8 Mars

Les questions de l’intégration et de l’apport des artistes femmes du Maroc dans l’histoire de l’art

Dans la foulée de sa programmation de l’année précédente, le Musée Mohammed VI d’art moderne et contemporain de Rabat avait présenté un événement sans précédent autour des «Femmes, artistes marocaines de la modernité, 1960-2016». Le visiteur de cette exposition, qui s’est tenue du 23 novembre 2016 au 8 mars 2017, a eu droit à un univers plastique réunissant plus de 120 œuvres en peintures, sculptures, installations, photographies et vidéos de 26 artistes. Une prestation qui reste écrite en lettres d’or dans les annales des arts plastiques au Maroc.

08 Mars 2018 À 12:30

Cette exposition, dont la commissaire n’était autre que la plasticienne et professeure universitaire Rim Laâbi, a démontré combien ces femmes artistes sont essentielles dans la redéfinition et la remise en question des catégories dominantes de l’art, posant par là même les questions de l’intégration et l’apport de ces artistes femmes du Maroc dans l’histoire de l’art. En effet, grâce au dévouement et au professionnalisme avec lequel Rim a mené cette aventure, le Musée a réussi le pari de rendre hommage à la création féminine, et ce dans le cadre d’une programmation visant à intégrer les artistes marocains à l’image du Musée. Abdelaziz El Idrissi, directeur du Musée Mohammed VI d’art moderne et contemporain, a souligné à ce propos que «Rim Laâbi était la personne idoine qui était en mesure de prendre en charge ce voyage de créativité dans le temps. Elle s’est remarquablement acquittée aussi bien de la conception, de la mise en place que des textes». 
Un travail qui n’était pas des plus simples, parce que c’était une première au Musée Mohammed VI d’art moderne et contemporain, ayant nécessité toute une réflexion et des recherches approfondies de la part de la commissaire, accompagnée de penseurs d’envergure.

«En premier lieu, j’ai commencé par observer énormément d’œuvres d’art sans forcément avoir les noms des artistes sous les yeux. À partir de cela, ces œuvres m’ont révélé certains univers. Puis, je les ai regardées avec une sensibilité subjective, accompagnée par un questionnement féministe sur le monde de l’art. 
Évidemment, il s’agit d’un jugement esthétique, mais on sait très bien que c’est une logique sensible sans concept, mais logique tout de même. Ce sont les œuvres qui m’ont raconté des histoires et m’ont aidée davantage à poser la question de la visibilité de la femme dans le monde de l’art et de son apport dans l’histoire de l’art dans le monde et, en particulier, au Maroc», explique l’artiste Rim. Elle ajoute qu’«à travers les interférences qu’ont générées des œuvres d’art, j’ai choisi certaines et pas d’autres. Si je devais refaire le commissariat d’une autre exposition, ce serait en fonction d’une autre préoccupation scientifique et bien sûr de la sensibilité subjective du moment. On ne peut pas exposer tout le monde, mais il faut dire que toutes les autres œuvres ont continué à m’accompagner dans ce questionnement de sensibilité artistique sur ces femmes et leur apport».
Cela a donné lieu à un univers plastique rassemblant une centaine d’œuvres, entre peintures, sculptures, installations de photographies et vidéos, de 26 artistes, révélant combien elles sont essentielles dans la redéfinition et la remise en question des catégories dominantes de l’art. «C’est un apport essentiel parce que tout simplement ces œuvres remettent en question et interrogent les catégories dominantes de l’art. Sachant que l’histoire de l’art a été écrite par les hommes et pour les hommes. Ce regard de femmes avec tout ce qu’il implique comme différence, richesse et parcours individuel doit absolument être présent dans toutes les expositions. Je pense que ce n’est absolument pas important de poser la question : existe-t-il un art féminin ou masculin ? Pour moi, la réponse est inutile, car ce qui nous intéresse surtout est le devenir femme de la femme. Ici, ce sont des femmes qui sortent du passé et de l’avenir qui leur a déjà été écrit par les hommes, le destin est entre leur main. Les œuvres de celles qui n’ont pas exposé ne le sont pas moins. Sauf que celles retenues correspondent à la sensibilité du moment et au questionnement scientifique», précise Rim, consciente du but qui n’est autre que d’ouvrir un débat et de s’écarter du discours des pseudo-savants, des populistes de l’esthétique et de commencer à penser et à comprendre.

Les artistes retenues
Monia Abdelali, Amina Agueznay, Malika Agueznay, Soukaïna Idrissi El Aziz, Dalila Alaoui, Amina Benbouchta, Radia Houssein El Bent, Carole Benitah, Kenza Benjelloun, Mariam Souali Bouzid, Yasmina Bouziane, Mounat Charrat, Fatima Farouj Hassan, Ikram Kabbaj, Ahlam Lemseffer, Fatima Mazmouz, Najia Mehadji, Meriem Meziane, Adiba Mkinssi, Dounia Oualit, Amina Rezki, Chaïbia Tallal, Latifa Toujani, Khadija Tnana, Monia Touiss et Fatiha Zemmouri. 


Questions à Rim Laâbi, commissaire de l’exposition

«Il reste encore beaucoup à faire pour que de nombreuses femmes se reconnaissent comme des artistes à part entière»​

Pensez-vous que la femme marocaine plasticienne est arrivée à s’imposer et s’épanouir dans l’univers des arts plastiques marocains, à l’égal de l’homme ?
Hélas non, et cela comme dans tous les autres domaines (politique, économique, etc.). Reste qu’il est important de souligner que la volonté, voire le désir, des femmes d’agir dans le milieu artistique surgit de l’impact du féminisme dans les consciences. Mais il reste encore beaucoup à faire pour que de nombreuses femmes se reconnaissent enfin comme des artistes à part entière et pour qu’elles acquièrent aussi sur la scène culturelle, sociale et politique une véritable reconnaissance de leur art. Car ces femmes sont aussi, de toute évidence, productrices d’une culture universelle et singulière. Force est de constater aussi bien en Europe, par exemple, qu’au Maroc qu’il existe un véritable problème de reconnaissance des artistes femmes. Pourquoi sommes-nous incapables spontanément de donner plus de 15 noms de femmes plasticiennes, écrivaines, chorégraphes, cinéastes, vidéastes, danseuses, musiciennes, photographes ou autres ? Pourquoi constatons-nous bien trop souvent qu’il existe beaucoup moins d’œuvres de femmes que d’hommes exposées dans les musées ou autres institutions culturelles ou encore dans les livres d’histoire de l’art ? Quelles sont les raisons de cette quasi-invisibilité des femmes dans le milieu de l’art ? Depuis longtemps, la femme est soumise à l’exploitation et à la résignation à travers une construction sociale naturalisée. Mais il ne suffit pas de le souligner et ensuite de «corriger» en rajoutant quelques œuvres de femmes aux grandes expositions ou aux ouvrages d’art, ou d’organiser des expositions exclusivement réservées aux artistes femmes. Il faut s’interroger sur la discipline de l’histoire de l’art elle-même. Comment les œuvres sont-elles vues et interprétées ? Quels sont les critères utilisés pour évaluer et pour mesurer les talents des artistes ?

Comment pouvons-nous remédier à cela ?
En tout cas, afin d’éviter tout discours réducteur sur la question des artistes femmes et de leur création, il nous reste à étudier davantage et à mener des recherches pour qu'une histoire de la production culturelle des femmes puisse être élaborée. Il faudrait multiplier les examens sur les pratiques, analyser les conditions sociales, économiques et culturelles dans lesquelles les femmes travaillent, et s'interroger sur leur apport à l'art. C’est donc le commencement de cette investigation que manifeste de façon marquante l’exposition «Femmes, artistes marocaines de la modernité» dans cette institution prestigieuse qu’est le Musée national Mohammed VI d’art moderne et contemporain, à travers le questionnement qu’elle génère et les particularités artistiques qu’elle révèle.

Que gardez-vous de votre expérience de commissariat de la grande exposition du Musée Mohammed VI sur les femmes artistes ?
Elle s'est déroulée dans une atmosphère collégiale avec abnégation et générosité de la part de tous les membres de l’équipe. Je souhaite que l'expérience se renouvelle davantage dans nos activités plastiques.

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