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Les dirhams de la colère

Par Nabil Adel M. Adel est chef d'entreprise, consultant et professeur d’Économie, de stratégie et de finance. Il est également directeur général de l'Institut de Recherche en Géopolitique et Géo-économie à l'ESCA.n.adel@ceteris.ma

Les agents économiques ont tout à fait le droit d’avoir des anticipations sur la valeur du dirham, différentes de celles de BAM, et de chercher à s’en protéger ou à en tirer bénéfice.

21 Juin 2017 À 17:02

C’est un gouverneur de la Banque centrale visiblement irrité, voire vexé, qui a tenu sa conférence trimestrielle de presse. Et pour cause, il reproche aux banques commerciales de ne pas lui faciliter la réforme du régime de changes. L’anticipation par les opérateurs d’une dépréciation du dirham met sérieusement en doute la crédibilité de l’Institut d’émission. En dépit de son ton rassurant, la dépréciation semble être une réalité, la seule inconnue est son ampleur. Celle-ci, dans le cadre des changes flottants, échapperait totalement à l’Institut d’émission.

Que reproche-t-on aux banques ?

Les opérateurs, anticipant, à raison, une dépréciation de la valeur du dirham, se sont mis à acheter des devises pour protéger leurs marges. La demande de devises de la part des banques commerciales auprès de Bank Al Maghrib (BAM) aurait atteint plus d’un milliard de dirhams par jour sur le dernier mois seulement. Leurs anticipations sont fondées sur des éléments objectifs, à savoir un solde commercial extérieur chroniquement déficitaire et en aggravation depuis début 2017, une baisse des investissements étrangers entrants et une augmentation des investissements marocains à l’étranger, notamment en Afrique, et un tassement des transferts des Marocains résidant à l'étranger.

Alors que reproche le wali aux banques au juste ? Elles ne font que leur travail. À partir du moment où l’on transforme la monnaie en actif soumis aux lois du marché, abandonnant son statut de moyen neutre de facilitation des transactions, il est tout à fait naturel que des investisseurs essayent d’en tirer bénéfice, en anticipant ses mouvements à la hausse comme à la baisse. En finance, on appelle cela spéculation et c’est parfaitement légal, d’autant plus que cette réforme, au mieux contestable par ses objectifs et son timing, leur en donne la possibilité. Au nom de quoi la Banque centrale demanderait-elle des comptes à des clients qui achèteraient des devises pour se protéger, ou même pour en tirer bénéfice ? Certains parlent même de sanctions, mais sanctionner quoi ? Les agents économiques ont tout à fait le droit d’avoir des anticipations sur la valeur du dirham, différentes de celles de BAM, et de chercher à s’en protéger ou à en tirer bénéfice.Dans notre cas de déficit chronique de la balance des paiements, on n’a pas besoin de beaucoup de flair pour prévoir la dépréciation, même si les autorités monétaires veulent coûte que coûte nous convaincre du contraire. Car à partir du moment où elles perdent la main sur la fixation de la valeur de la monnaie nationale et qu’elles la laissent aux mouvements du marché, elles ne peuvent en aucun cas avoir la prétention d’en prévoir l’évolution, loin des fondamentaux économiques du pays. Et en l’état actuel de ces fondamentaux exposés plus haut, on peut facilement anticiper la dépréciation (en système de changes flottants, on ne parle plus de dévaluation).

Tout ça pour ça !

Si la principale raison «valide» du passage vers le régime de changes flexibles a été la préservation de nos réserves de changes, force est de constater qu'alors que la mesure n’a même pas encore été appliquée, ces réserves ont déjà été mises à rude épreuve, suscitant l’ire des autorités monétaires, car elles savent mieux que quiconque les dangers de cette ruée. Et pour preuve, on parle déjà de budget d’intervention pour sauver la monnaie nationale d’une forte dépréciation. Alors à quoi tout ce changement a-t-il servi, si nous devons nous saigner pour maintenir une valeur de la monnaie nationale sur laquelle nous avions un contrôle raisonnable avant la réforme ? Que se passerait-il donc en cas de choc externe violent, en l’occurrence un retournement du cycle baissier des prix des hydrocarbures ? Si ce scénario semble éloigné pour le moment, il n’est pas tout à fait à exclure, compte tenu des tensions sérieuses dans le Moyen-Orient. Rappelons à ce titre que la chute des prix des hydrocarbures il y a deux ans n’a été anticipée par personne et qu’elle avait surpris tout le monde par son ampleur.

Les chiffres actuels annoncent déjà de mauvaises surprises

Si les réserves de changes au moment de la prise de la décision ont été correctes (mais sans plus), à 7 mois et 3 jours d’importation, elles ont entamé depuis un cycle baissier et ont franchi à la baisse la barre des 7 mois pour s’établir à 6 mois et 10 jours. Ainsi, après un pic autour de 250 milliards de dirhams en février dernier, les réserves de change n'ont cessé de baisser pour atteindre 229,3 milliards en juin. En glissement annuel, elles ont régressé de 5,9%, et de 9% depuis le début de l'année. Au niveau des banques, la position nette de change est passée dans le rouge à -3,5 milliards de dirhams en moyenne au premier trimestre 2017 contre +3,4 milliards de dirhams à la même période de l’année dernière. Ces chiffres sont la double conséquence de la dégradation de nos échanges extérieurs et de la pression exercée par les opérateurs sur les réserves de changes (que la flexibilisation a paradoxalement cherché à prévenir), en prévision de la dépréciation du dirham à partir de juillet. L’effet tant redouté de cette réforme se produit, malheureusement, sous nos yeux.En dépit de cette implacable réalité, BAM persiste et signe que «tous les calculs indiquent qu’il n’y aura pas de dévaluation». Or l’effet psychologique annule la validité de tous les calculs qui tablent sur la stabilité des paramètres, ce que la ruée des opérateurs sur les marchés des devises semble démentir. Ainsi, n’en déplaise à notre banque centrale, l’achat massif des devises fait que la dépréciation a déjà eu lieu dans l’esprit des opérateurs. Et à cela, aucun calcul ne peut résister.

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