Projet de loi sur les partis politiques

L’ubérisation est en marche !

Par Nabil Adel M. Adel est chef d'entreprise, consultant et professeur d’Économie, de stratégie et de finance. Il est également directeur général de l'Institut de Recherche en Géopolitique et Géo-économie à l'ESCA.n.adel@ceteris.ma

L’adhésion aux syndicats ira en déclinant, à moins d’une réinvention de leurs modes opératoires.

24 Mai 2017 À 18:26

La réforme du marché du travail est, de l’avis de beaucoup d’économistes, un préalable à la lutte efficace contre le chômage, notamment des jeunes. Les responsables politiques défendent une certaine idée des relations professionnelles, en fonction de leur background idéologique. Or les mutations profondes observées dans le mode de production (qui détermine les relations de travail) portent le débat à un stade qui transcende les thématiques classiques et exige une nouvelle vision en phase avec l’évolution de l’économie et de la société.

Nouveaux rapports de production

L’accès immédiat à l’information et son partage à grande échelle sont en passe de changer les rapports de production et, donc, les liens entre employeurs et salariés. En effet, l’information a de tout temps été une source d'avantages pour les patrons, au détriment des autres intervenants dans le processus de fabrication. Elle leur permettait de s’adjuger l’essentiel de la valeur créée dans une entreprise. Grâce à l’opacité des marchés, qu’ils organisent dans la pratique, même s’ils feignent de l’abhorrer en théorie, les capitalistes jouent aux intermédiaires entre les sources de production (capital, travail et ressources naturelles) et les clients. Et plus l’opacité est forte, plus leur rente est élevée. La révolution numérique que nous vivons augmente la transparence des marchés, met à un terme à ce mode de production et change les rapports sociaux qui en sont issus. Dans la plupart des métiers, on connaît désormais dans le détail le processus de fabrication, les outils de financement et la contribution de chaque partie prenante au produit final. Apporter le capital par l’actionnaire et récupérer tout le profit issu du travail de toute la communauté sera une idée de moins en moins défendable dans le futur. Ainsi, les salariés des 19e et 20e siècles avaient un niveau de qualification globalement faible et on pouvait, par la mécanisation des tâches élémentaires et le travail à la chaine, les rendre interchangeables comme les pièces qu’ils fabriquaient. Aujourd’hui, la donne a profondément changé et le capital humain, devenant de plus en plus qualifié, imposera un changement dans les normes de production et de partage de la valeur.

Immatérialisation du matériel

Une part importante de la richesse créée dans les sociétés modernes provient de secteurs inexistants dans les années 1980 du siècle dernier (téléphonie mobile, e-commerce, biotechnologie, nanotechnologie, etc.). D’autres secteurs qui faisaient la grandeur de nations entières disparaissent sous nos yeux ou sont tellement impactés par les développements actuels qu’ils ressemblent à peine à ceux que nous avons connus (e-banking, presse, télévision, etc.). Le point focal de cette évolution est la part croissante de la production immatérielle dans ce que nous consommons comme biens et services (alors que l’impact de la machine fut le marqueur de la production aux 19e et 20e siècles). Aujourd’hui, en dépit des limites conceptuelles majeures dans le calcul du capital immatériel, les classements internationaux de la richesse des nations l’intègrent de plus en plus comme critère de développement. L’autre particularité de cette évolution, et qui aura un impact certain sur les relations de travail, est l’irruption de la robotisation et de l’intelligence artificielle dans les processus de fabrication.Les experts prédisent une part importante de la production industrielle réalisée par des robots avant la fin de ce siècle. En dépit des questions philosophiques que cette nouvelle réalité pose, elle modifiera lourdement les relations professionnelles dans les décennies à venir.

Ubérisation du travail

L’une des conséquences de cette mutation est la recomposition des liens entre employeurs et salariés. En effet, ceux-ci étaient fondés, depuis l’apparition des travailleurs en tant que classe sociale à part entière au 19e siècle, sur un échange entre quantités de production de la part du travailleur, en contrepartie d’une rémunération fixe et d’un certain nombre d’avantages sociaux (couverture médicale, retraite, congés payés, durée légale du travail, etc.) de la part de l’employeur. Ce dernier y trouvait son compte, car ce qui s’apparentait à des avantages sociaux arrachés après des luttes héroïques de la part des prolétaires n’était en fait que la redistribution d’une partie des gains de productivité de ces mêmes travailleurs, rendus possibles par les progrès de l’enseignement et de l’éducation financés par toute la société. Nous nous dirigerons de plus en plus vers des modèles où les salariés voudraient s’émanciper de la tutelle du patron, en organisant leur travail et en gérant eux-mêmes leurs prestations sociales, mais en contrepartie d’une plus grande participation dans la valeur créée au sein de l’entreprise. Le salariat dans sa forme actuelle ne disparaîtra pas de sitôt, mais d’autres formes de contrats viendront acter cette nouvelle reconfiguration des relations de travail dans les années à venir.

Mutation des modes d’organisation salariale

Cette émancipation du poids de l’employeur dans les relations professionnelles se traduira par un changement dans la représentation salariale. Les syndicats qui en avaient le monopole restent prisonniers des revendications autour de thématiques classiques, voire dépassées, à savoir la durée du travail, la rémunération, la retraite, la couverture médicale, etc. ; la grève demeurant leur unique moyen de pression. Ils abordent rarement les sujets en phase avec l’ère dans laquelle nous vivons : la nature de la relation entre employeurs et employés (liens classiques de subordination ou contrats de prestation de services) et le partage de la valeur issue du processus de fabrication. C’est la raison pour laquelle l’adhésion aux syndicats ira en déclinant, à moins d’une réinvention de leurs modes opératoires. Ces mutations modifieront profondément le travail tel que nous l’avons connu et nous devons en tenir compte. Or, à suivre les débats entre nos protagonistes sociaux, nous en sommes encore très loin !

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